L’accident

L’accident
Ce qui m'avait semblé être un apport - plus encore : un lien avec tous les autres - se révéla comme une cassure.
J'exaspérais certainement mon entourage avec mon enthousiasme et mes démonstrations. Mes amis m'évitèrent et je leur en voulus du peu d'attention qu'ils prêtaient à ma merveilleuse découverte. Je m'efforçais de convaincre à tout prix: "Dès que vous voyez quelqu'un souffrir, vous pompez sa douleur. Si celle-ci résiste, vous vous l'adjugez. Et le calme revient au malheureux, qu'il soit homme, femme, enfant ou animal. Quel bonheur !"
- Tu es fou, me disait-on. Tu prends le mal sur toi.
- Et après ? Quand le mal ne vous appartient pas en propre, on s'en débarrasse facilement.
On haussait les épaules et l'on avait raison. Une souffrance, sur un être donné, n'est pas due au hasard. Elle a sa raison d'être, souvent profonde, commandée par un passé bien défini et ordonnant les possibilités d'avenir.
- Quelle folie de vouloir se substituer à la Providence ! disaient encore mes amis. Et quel orgueil !
Ce n'était pas de l'orgueil puisque je gardais soigneusement l'anonymat. Et je pensais, avec une ambitieuse envie, à cet homme dont j'avais lu les souvenirs, qui, ne parvenant plus à soulager en particulier tous ceux qui venaient le supplier, les groupait et les guérissait en bloc.
Donc la souffrance était bien une entité presque indépendante de l'individu qu'elle gouvernait. On pouvait la soumettre. Moins la personnalité d'un être était exceptionnelle et plus facile était la tâche car cela intervenait alors par voie de classification.
Jusqu'à présent je n'avais analysé la souffrance physique que chez les autres. Je croyais la comprendre mais je restais en dehors.
L'instinct seul m'avait informé. On ne conçoit profondément que ce que l'on a éprouvé soi-même. J'étais donc dans une impasse. Les portes étaient fermées. Je ne pouvais qu'attendre en patience le moment où elles se rouvriraient.
Ce fut le malheur qui les rouvrit.
Un très grave accident de la route, provoqué par une tierce personne, me priva de mouvements: fractures des vertèbres cervicales, plaies à la tête, paralysie partielle, etc.
D'après les pronostics, la mort devait survenir d'un moment à l'autre. Je l'attendais, elle ne vint pas. Non seulement elle ne me faisait pas peur mais j'étais curieux de constater le changement d'état qu'elle produirait.
De quoi aurais-je eu peur ? Je n'avais plus grand'chose à perdre.
Mon corps était devenu une loque dont seule la préoccupation était de s'empêcher de hurler de douleur. C'était cette loque qui préfigurait désormais pour moi l'univers. Maîtresse de la place, capricieuse en diable, elle commandait, feignait d'organiser pour mieux désorganiser et supprimait ma vie intérieure sur laquelle elle avait pris la barre.
Je souffrais comme un torturé. Mes rares répits étaient du rêve et s'appelaient morphine. La douleur m'encerclait, m'asphyxiait, me brisait les os. Elle avait repris à son compte les supplices des brodequins, du chevalet, de la roue, tout ce que !es hommes croient avoir inventé pour le plaisir de leur cruauté.
Elle ne me laissait pas souffler parce qu'elle savait bien que j'en aurais aussitôt profité pour l'analyser et la combattre. Bien qu'on ne puisse agir à la fois comme plaie et comme baume, j'aurais engagé la lutte. Mais, à la moindre velléité de résistance, elle m'écrasait.
Devant un ennemi à ce point impitoyable, il fallait user de ruse. Je ris ce que fait un insecte menacé. J'abondai dans son sens. Je fus "la flamme immobile" de l'attente.
Pour sortir de l'attachement de ma chair lime fallait sortir de moimême, réaliser une totale annihilation de ma personnalité. J'espérais, en me partageant carrément en deux, laisser d'un côté la loque qui jour et nuit se tordait de souffrance, et de l'autre garder intacte ma pensée.
Peine perdue, la loque était la plus forte et elle en profitait. Docteurs et amis se relayaient à mon chevet avec le maximum de dévouement, endoloris eux-mêmes par l'inefficace pitié qu'ils éprouvaient à mon égard. Ils devaient penser - mais ils ne l'avoueraient jamais - que je subissais tout bonnement le choc en retour des souffrances que j'avais cru vaincre.
Ce n'était pas tout à fait mon avis. La vengeance procède d'un esprit superficiel. Or, ce qui m'avait amené à combattre, lors de mes expériences, procédait d'une puissance bonne et supérieure.
N'empêche que je me posais la question: "Cette torture mèneraitelle au soleil ou à l'éclipse ?"
Face à mon lit une large baie ouvrait sur le jardin. Elle était prolongée par une terrasse où je m'étendais souvent autrefois. La nuit s'annonçait tiède bien que ce fût une nuit de Noël. Mes amis, ma famille, tout le monde était parti. Seule la présence de infirmière troublait encore ma solitude.
Je lui déclarai que je me sentais parfaitement bien et que je voulais dormir, la suppliant d'aller se joindre aux célébrations.
Heureuse de ce congé, elle partit à son tour, m'assurant qu'elle reviendrait le lendemain matin, dès la première heure.
Tout aussitôt l'espace s'agrandit. Je redevins un élément en puissance, et le flux de ma vie se précipita comme l'eau d'une rivière dont on a ôté la digue.
La lueur des étoiles, que je n'avais pas remarquée jusque là, entra dans ma chambre, porteuse de mille pensées informulées.
Toutefois le temps continuait de s'écouler avec lourdeur et ma liberté retrouvée me faisait plus désespérément sentir le garrot de l'immobilité forcée.
Je sus avec précision que, si je ne réagissais pas tout de suite, par n'importe quel moyen, un gouffre s'ouvrirait sous moi et m'absorberait.
Etait-ce l'idée de ce gouffre qui intensifiait ma souffrance ? Une intolérable douleur me poignarda, me projetant vers une fosse invisible.
Cette douleur, cette annihilation, cette pulvérisation du corps, cette fosse... Mais oui, cela m'était familier, "déjà vu". Je l'avais déjà ressenti de la même manière, la fois où un autre désespoir à cause d'un autre être, m'avait vidé le monde.
J'en conclus que l'intolérable douleur ne naissait pas directement de mon corps. Serait-elle "projetée" par une force extérieure ?
Sans aucun doute, les douleurs comme les joies, les heurts et les harmonies préexistent dans notre orbe, créés en même temps que nous, mal délimités mais sûrement déterminés, la solution étant à côté du problème. Nous ne sommes donc pas dès vainqueurs ou des vaincus. Nous sommes lucides ou pas.
Je me trouvais, par l'effet de cette "intolérable douleur", devant un seuil dont elle était le gardien. J'en reconnaissais l'étrange arrière-goût.
En effleurant mon cerveau douloureux, cette pensée fit jaillir une timide étincelle qui brilla l'espace d'un quantième de seconde, vite éteinte par un élancement aigu.
Il devenait évident qu'un signal de départ avait été donné.
J'aspirai l'air aussi profondément que je pus afin de dégager ma pensée des brumes. L'air n'entrait pas dans mes poumons. C'était autre chose, c'était la lueur de cette nuit.
Entrer moi-même dans cette lueur ! En sentir le contact, quoi qu'il dût m'en coûter. La plaquer sur ma peau ! Je ne pouvais plus vivre sans cela: mon désir irraisonné tournait à l'hypnose.
Au temps du bonheur vécu, la chère voix si tendre me disait le soir: "Viens ! Allons respirer les étoiles. Ne nous privons pas de cette merveille". Et nous nous étendions côte à côte sur la terrasse, nos mains s'étreignant dans le silence, cependant qu'au-dessus de nous la Voie Lactée étendait son vertige.
Le son de cette voix retrouvée me galvanisa. Je ne sus plus qui j'étais ni le nom de ma maladie. Me tournant à grand'peine, je me laissai glisser au bas de mon lit. Puis je rampai jusqu'à la terrasse.
Un incoercible désir s'étant substitué à la douleur, la paralysie de mon côté gauche ne faisait plus partie de mon corps. L'action venait d'ailleurs. Comme le juge procède à la reconstitution du crime, il me fallait reconstituer le bonheur perdu.
Ayant atteint la terrasse, je parvins à m'y mettre à genoux en m'accrochant à la rambarde. Beau résultat ! Cela me força seulement à me rendre compte que ma tête, à cause des fractures cervicales, demeurait baissée, menton vissé contre ma poitrine comme par des écrous. Regarder les étoiles était hors de question.
Je devais, en toute bonne foi, m'avouer vaincu. Alors je m'écroulai par terre, anéanti, dans la pose forcée des prosternations, visage au sol sur lequel tombaient mes larmes. A chacun des sanglots qui me secouaient une lame me transperçait.
Masse informe, engloutie par le malheur, qu'avais-je donc cherché, espéré qui m'eût sauvé de ce déchirement ? J'étais le mollusque dont un enfant inconscient sépare les membres et qui n'est plus que rétraction.