Une cérémonie vaudou
Cela pourrait être un cabaret. Tout autour de la piste, une trentaine de personnes, des « messieurs » cravatés, des femmes en robe longue savourent un repas exotique. Quelques couples de jeunes gens « sirotent » des jus de fruits. Rien d'extraordinaire, sauf peut-être l'atmosphère. Ces gens ne sont pas à l'aise. On dirait qu'ils attendent
quelque chose. L'attitude des serveuses est inhabituelle. Elles sont trop décontractées. Pas le moindre soupçon de servilité dans leurs gestes. Des « elfettes » noires qui respirent la liberté. Le décor est confortable, mais dépouillé. Une impression bizarre.
Cet établissement est le seul temple vaudou d'Europe. En plein coeur de Paris, les Haïtiens ont réussi à établir un lieu de leur culte sous forme de club fermé.
Introduit par un ami initié, j'ai pu pénétrer dans ce sanctuaire. Mon origine catholique me faisait attendre quelque église, et me voici dans une ancienne boîte de nuit. Je suis un peu déçu.
La cérémonie commence. Il est dix heures du soir, et trois tambours viennent d'être posés au fond de la piste. Les deux batteurs s'installent, commencent à frapper les peaux tendues sur des troncs d'arbre creusés.
Le rythme jaillit, lancinant. Ils vont ainsi nous faire vibrer pendant six heures, sans interruption.
Les serveuses, jolies Haïtiennes aux robes de « jean », ébauchent quelques pas de danse et chantent.
Une très belle Noire, habillée de pourpre, chante elle aussi, mais va de table en table, s'adressant aux convives dans une langue inconnue. Elle rit. J'ai l'impression qu'elle nous défie.
Au bout de quelques minutes, tout le monde doit se lever. Quelques-uns se récrient, se font « tirer l'oreille » : ils sentent que de spectateurs ils vont devoir devenir acteurs. Nous frappons nos mains en cadence, puis c'est la danse générale. Chacun fait comme il peut. Il y a la « minette » qui ferme les yeux, pâmée ; le gros monsieur un peu ridicule qui balance les bras.
Les initiées (nos serveuses de tout à l'heure) mettent de l'ambiance et enseignent à tout ce petit monde un peu « bloqué » comment se laisser aller au tempo.
Nous formons maintenant un cercle, la main dans la main, et je sens un « courant » passer. Nous devons ensuite nous allonger ; puis vient une bataille étonnante : la « bataille des fesses ». Les protagonistes (nous tous) se ruent les uns sur les autres, à reculons, les fesses en avant... jusqu'au choc. Les initiées se distinguent par des « coups de fesse » musclés. Chacun transpire. Nous avons quitté chaussures, cravates et vestes depuis longtemps.
Brusquement, tout s'arrête.
La belle fille racée vêtue de pourpre – qui est, je viens de l'apprendre, la Grande Prêtresse – commence à nous parler du Vaudou.
Vers la fin du XVIIe siècle, les premiers bateaux d'esclaves arrivent à Haïti. Ils viennent du Dahomey, du Nigeria, de l'Angola et du Togo. Leur langue est le « fon », et en fon, « vodû » signifie dieu, esprit ou image. Ils importent leur religion, mais sont obligés de se faire baptiser et de suivre une instruction religieuse catholique.
Le Vaudou est donc un ensemble curieux dans lequel on trouve des crucifix et des cierges mélangés aux tamtams et aux possessions. C'est une religion animiste qui vénère des esprits, les « loa ». Chaque loa a son symbole magique, le « vévé », qui attire l'esprit. La cérémonie vaudou consiste en « prises de possession » des initiées
par des esprits, qui se comportent chacun de manière différente, sont reconnus et vénérés suivant un rituel qui leur est propre.
La Grande Prêtresse nous parle ensuite du temple vaudou. Ce dernier appartient à tout le monde. On peut y venir lorsqu'on le désire, y amener un enfant à garder, ou venir se faire soigner. La Grande Prêtresse est aussi un sorcier qui peut exorciser les mauvais esprits ou administrer un « simple », une herbe aux vertus médicinales.
Certains patients abandonnés par la médecine traditionnelle lui sont confiés, et elle les guérit.
« Avez-vous des questions ? »
Son discours, dans un français impeccable et assuré, a coupé le souffle aux plus bavards. Pendant qu'elle parlait, un officiant a tracé sur le sol un dessin extrêmement compliqué, le « vévé ». Avec un art consommé, il dépose de la farine de maïs pincée par pincée, sur le parquet.
Je lui demande si la connaissance des vévés est sensée déclencher des facultés paranormales ?
« Non, c'est un simple livre qui permet d'appeler un esprit. Ces pouvoirs sont réservés aux sages, et demandent de longues années de méditation et d'initiation. »
Une heure du matin... La cérémonie bat son plein. Les initiées, ou « hounsi », ont mis de jolies robes blanches et dansent au son du tam-tam. Soudain, l'une d'elles secoue la tête, fermant les yeux, comme si elle avait peur. Puis elle est prise de convulsions. On a l'impression qu'une force invisible la « chevauche ». Sa respiration est haletante. Elle fait des gestes désordonnés, et, lorsque, comme un boulet de canon, elle est littéralement « projetée » d'un bout à l'autre de la pièce et me bouscule, je sens ses membres durs comme l'acier.
Ses poings sont serrés à mordre la chair. C'est une sorte de demi-catalepsie. Elle vacille de plus en plus. La Grande Prêtresse lui attache les cheveux avec un foulard vert et prononce quelques paroles rituelles. Tombée dans un état de prostration, la hounsi est emmenée dans l'arrière-scène, le « lieu des mystères », où elle va peu à peu reprendre ses esprits.
Tour à tour, trois autres hounsi vont être chevauchées par des esprits. La prêtresse leur remet les insignes de leur rang, un drapeau, un bâton, un foulard suivant le cas. La scène est d'une intense violence. Une hounsi, en pleine crise, en frappe une autre.
« Elle l'a punie », me glisse ma voisine.
La dentelle blanche est déchirée. Dans l'atmosphère règne une odeur âcre de sueur et de chandelle.
Les scènes les plus prenantes surviennent avec la prise de possession de la Grande Prêtresse. En raison de son rang, ce sont de grands esprits qui s'emparent d'elle. Les yeux exorbités, hagarde, elle va se saisir de sabres et exécuter une danse où plus d'un témoin craindra pour sa vie. Les lames passent à quelques centimètres de nos
visages. Brrr ! Peu à peu, je m'aperçois que le désordre apparent de ses mouvements est en fait toujours contrôlé et précis, comme guidé par une main invisible.
Le moment le plus étonnant sera lorsqu'elle se saisira d'un tambour qui trône comme un totem, au milieu de la piste. On me dit qu'il pèse plus de cent vingt kilos, et lorsque j'essaierai, plus tard, de le soulever, cela me sera impossible.
Je revis là des scènes que j'avais déjà vécues en « scream ». Le scream est une psychothérapie de groupe par le cri. Certaines personnes, lorsqu'elles donnent libre cours à leurs pulsions instinctives, la haine, la colère, la peur, confinent à l'animalité. On sent la bête sous le vernis civilisé (comme dans le film l'Île du docteur Moreau : On se souvient de ce chirurgien qui transforme des animaux en êtres humanoïdes. Malgré ses efforts, la nature animale transparaît toujours).
Ici, c'est un peu la même chose, mais les mouvements sont plus beaux. On dirait des combats de félins.
La soirée se termine par un « passage sur le feu » (du rhum enflammé) et des dialogues en « fon » entre la Grande Prêtresse, toujours en transes, et quelques participants haïtiens. Ces derniers m'ont affirmé que, sans connaître leurs problèmes, la prêtresse leur donne des solutions ou des explications qui correspondent exactement à leur situation.
Cela pourrait être un cabaret. Tout autour de la piste, une trentaine de personnes, des « messieurs » cravatés, des femmes en robe longue savourent un repas exotique. Quelques couples de jeunes gens « sirotent » des jus de fruits. Rien d'extraordinaire, sauf peut-être l'atmosphère. Ces gens ne sont pas à l'aise. On dirait qu'ils attendent
quelque chose. L'attitude des serveuses est inhabituelle. Elles sont trop décontractées. Pas le moindre soupçon de servilité dans leurs gestes. Des « elfettes » noires qui respirent la liberté. Le décor est confortable, mais dépouillé. Une impression bizarre.
Cet établissement est le seul temple vaudou d'Europe. En plein coeur de Paris, les Haïtiens ont réussi à établir un lieu de leur culte sous forme de club fermé.
Introduit par un ami initié, j'ai pu pénétrer dans ce sanctuaire. Mon origine catholique me faisait attendre quelque église, et me voici dans une ancienne boîte de nuit. Je suis un peu déçu.
La cérémonie commence. Il est dix heures du soir, et trois tambours viennent d'être posés au fond de la piste. Les deux batteurs s'installent, commencent à frapper les peaux tendues sur des troncs d'arbre creusés.
Le rythme jaillit, lancinant. Ils vont ainsi nous faire vibrer pendant six heures, sans interruption.
Les serveuses, jolies Haïtiennes aux robes de « jean », ébauchent quelques pas de danse et chantent.
Une très belle Noire, habillée de pourpre, chante elle aussi, mais va de table en table, s'adressant aux convives dans une langue inconnue. Elle rit. J'ai l'impression qu'elle nous défie.
Au bout de quelques minutes, tout le monde doit se lever. Quelques-uns se récrient, se font « tirer l'oreille » : ils sentent que de spectateurs ils vont devoir devenir acteurs. Nous frappons nos mains en cadence, puis c'est la danse générale. Chacun fait comme il peut. Il y a la « minette » qui ferme les yeux, pâmée ; le gros monsieur un peu ridicule qui balance les bras.
Les initiées (nos serveuses de tout à l'heure) mettent de l'ambiance et enseignent à tout ce petit monde un peu « bloqué » comment se laisser aller au tempo.
Nous formons maintenant un cercle, la main dans la main, et je sens un « courant » passer. Nous devons ensuite nous allonger ; puis vient une bataille étonnante : la « bataille des fesses ». Les protagonistes (nous tous) se ruent les uns sur les autres, à reculons, les fesses en avant... jusqu'au choc. Les initiées se distinguent par des « coups de fesse » musclés. Chacun transpire. Nous avons quitté chaussures, cravates et vestes depuis longtemps.
Brusquement, tout s'arrête.
La belle fille racée vêtue de pourpre – qui est, je viens de l'apprendre, la Grande Prêtresse – commence à nous parler du Vaudou.
Vers la fin du XVIIe siècle, les premiers bateaux d'esclaves arrivent à Haïti. Ils viennent du Dahomey, du Nigeria, de l'Angola et du Togo. Leur langue est le « fon », et en fon, « vodû » signifie dieu, esprit ou image. Ils importent leur religion, mais sont obligés de se faire baptiser et de suivre une instruction religieuse catholique.
Le Vaudou est donc un ensemble curieux dans lequel on trouve des crucifix et des cierges mélangés aux tamtams et aux possessions. C'est une religion animiste qui vénère des esprits, les « loa ». Chaque loa a son symbole magique, le « vévé », qui attire l'esprit. La cérémonie vaudou consiste en « prises de possession » des initiées
par des esprits, qui se comportent chacun de manière différente, sont reconnus et vénérés suivant un rituel qui leur est propre.
La Grande Prêtresse nous parle ensuite du temple vaudou. Ce dernier appartient à tout le monde. On peut y venir lorsqu'on le désire, y amener un enfant à garder, ou venir se faire soigner. La Grande Prêtresse est aussi un sorcier qui peut exorciser les mauvais esprits ou administrer un « simple », une herbe aux vertus médicinales.
Certains patients abandonnés par la médecine traditionnelle lui sont confiés, et elle les guérit.
« Avez-vous des questions ? »
Son discours, dans un français impeccable et assuré, a coupé le souffle aux plus bavards. Pendant qu'elle parlait, un officiant a tracé sur le sol un dessin extrêmement compliqué, le « vévé ». Avec un art consommé, il dépose de la farine de maïs pincée par pincée, sur le parquet.
Je lui demande si la connaissance des vévés est sensée déclencher des facultés paranormales ?
« Non, c'est un simple livre qui permet d'appeler un esprit. Ces pouvoirs sont réservés aux sages, et demandent de longues années de méditation et d'initiation. »
Une heure du matin... La cérémonie bat son plein. Les initiées, ou « hounsi », ont mis de jolies robes blanches et dansent au son du tam-tam. Soudain, l'une d'elles secoue la tête, fermant les yeux, comme si elle avait peur. Puis elle est prise de convulsions. On a l'impression qu'une force invisible la « chevauche ». Sa respiration est haletante. Elle fait des gestes désordonnés, et, lorsque, comme un boulet de canon, elle est littéralement « projetée » d'un bout à l'autre de la pièce et me bouscule, je sens ses membres durs comme l'acier.
Ses poings sont serrés à mordre la chair. C'est une sorte de demi-catalepsie. Elle vacille de plus en plus. La Grande Prêtresse lui attache les cheveux avec un foulard vert et prononce quelques paroles rituelles. Tombée dans un état de prostration, la hounsi est emmenée dans l'arrière-scène, le « lieu des mystères », où elle va peu à peu reprendre ses esprits.
Tour à tour, trois autres hounsi vont être chevauchées par des esprits. La prêtresse leur remet les insignes de leur rang, un drapeau, un bâton, un foulard suivant le cas. La scène est d'une intense violence. Une hounsi, en pleine crise, en frappe une autre.
« Elle l'a punie », me glisse ma voisine.
La dentelle blanche est déchirée. Dans l'atmosphère règne une odeur âcre de sueur et de chandelle.
Les scènes les plus prenantes surviennent avec la prise de possession de la Grande Prêtresse. En raison de son rang, ce sont de grands esprits qui s'emparent d'elle. Les yeux exorbités, hagarde, elle va se saisir de sabres et exécuter une danse où plus d'un témoin craindra pour sa vie. Les lames passent à quelques centimètres de nos
visages. Brrr ! Peu à peu, je m'aperçois que le désordre apparent de ses mouvements est en fait toujours contrôlé et précis, comme guidé par une main invisible.
Le moment le plus étonnant sera lorsqu'elle se saisira d'un tambour qui trône comme un totem, au milieu de la piste. On me dit qu'il pèse plus de cent vingt kilos, et lorsque j'essaierai, plus tard, de le soulever, cela me sera impossible.
Je revis là des scènes que j'avais déjà vécues en « scream ». Le scream est une psychothérapie de groupe par le cri. Certaines personnes, lorsqu'elles donnent libre cours à leurs pulsions instinctives, la haine, la colère, la peur, confinent à l'animalité. On sent la bête sous le vernis civilisé (comme dans le film l'Île du docteur Moreau : On se souvient de ce chirurgien qui transforme des animaux en êtres humanoïdes. Malgré ses efforts, la nature animale transparaît toujours).
Ici, c'est un peu la même chose, mais les mouvements sont plus beaux. On dirait des combats de félins.
La soirée se termine par un « passage sur le feu » (du rhum enflammé) et des dialogues en « fon » entre la Grande Prêtresse, toujours en transes, et quelques participants haïtiens. Ces derniers m'ont affirmé que, sans connaître leurs problèmes, la prêtresse leur donne des solutions ou des explications qui correspondent exactement à leur situation.