La projection
- J'ai ton affaire, me dit mon ami, quelques jours plus tard. Une de mes malades doit être amputée des mains la semaine prochaine. C'est une petite jeune fille de dix-huit ans, atteinte d'une gangrène dont nous ne venons pas à bout. Tu penses bien que tout a été essayé. Tout...
sauf ce qui n'est pas officiel, bien entendu. La petite a maintenant sur les mains quatorze excoriations qui vont jusqu'à l'os. Veux-tu essayer de la soigner ? Etant données nos relations, cela restera discret. Je ne vois plus d'autre remède.
- C'est toi, médecin des hôpitaux, qui me lances dans cette aventure ? Tu sais pourtant que j'ignore tout, absolument tout du domaine médical. Je ne m'y suis jamais attaqué, même par curiosité.
Si c'est aussi grave que tu le dis !... Comment veux-tu que je m'y prenne ?
- Tu as du fluide dans les mains. Sers-t-en.
- Je n'ai jamais prétendu avoir du fluide. Le magnétisme est un métier.
- Mais quand tu as soigné ton bonhomme...
- Je n'ai pas "soigné mon bonhomme", comme tu dis. J'ai eu terriblement pitié de lui et...
- ...Et l'esprit frittant l'acte, tu as inconsciemment accumulé l'énergie qui pouvait se substituer à la sienne. Il est donc superflu d'employer les grands mots: fluide, magnétisme. On ne t'en demande pas tant. N'as-tu pas pitié de cette petite qui se prépare une vie atroce ?
Fais pour elle ce que tu as fait pour le bonhomme, c'est-à-dire ce que tu pourras.
- Aucun rapport.
- C'est inouï de penser que le même individu qui se croyait devenu un phare n'ose plus allumer sa lanterne. Je vais donc préciser:
cette jeune fille souffre d'une carence vitale. Toi tu as de la vie à revendre. Puisque tu sais irradier, dirige simplement ton irradiation sur les parties des chairs où le sang ne circule plus. Ce n'est pas sorcier il me semble. Insuffle-lui des forces vives et ne t'occupe pas de savoir quel nom elles portent. Etant donnés la jeunesse de cette petite et son désir de vivre, tu verras que ces forces s'activeront en elle comme s'active une greffe sur un organe sain. Tu as compris ?
- J'ai parfaitement compris mais je ne vois pas comment agir sur une circulation sanguine dont j'ignore tout. Laisse-moi le temps de me documenter.
- Qui te parle de circulation sanguine et de documentation ? Dieu, que nous serions heureux, nous, les docteurs, si les guérisseurs n'essayaient pas de comprendre ! A chacun son métier. Depuis vingt ans que je m'évertue à résoudre les problèmes de la maladie, chaque jour me remet devant une nouvelle énigme. Non, ce que je veux de toi, c'est profiter de ta bienheureuse ignorance qui laisse libre cours à l'intuition et libère l'instinct. J'ai l'intention, comme tu peux l'imaginer, de surveiller quotidiennement ton travail, sans toutefois intervenir.
Pour l'instant, il s'agit seulement de revigorer un courant vital déficient afin d'en rétablir l'équilibre. Après j'y pourvoirai. Ça ira tout seul.
- Tout seul ? Tu en parles à ton aise.
- Je sais ce que je dis: phare ou lanterne, c'est une affaire entre toi et toi. Je te recommande la prudence. Ne te lance pas tête baissée. Fais des essais afin de ne pas risquer d'erreur dans le maniement du fluide.
- Explique-toi, docteur. Tu me parais plus savant que moi-même en cela.
- Peut-être. Ce qu'il faudra, tout d'abord, ce sera déterminer l'étendue et la densité du champ magnétique de ta malade. Notre patiente est si dévitalisée que tu auras du mal à y arriver. Ensuite, pour régler les courants, je te conseille des ruses de Sioux sur le sentier de la guerre. Un fluide donné s'accorde ou ne s'accorde pas avec un tempérament donné. C'est la même histoire qu'avec le sang, sauf que, pour les fluides nous n'avons pas encore mis au point les procédés de préhension et de vérification. Nous n'en sommes pas loin. Toutefois, pour l'instant, on ne peut compter que sur l'instinct du vitaliseur. Je suis sûr que ce travail ne présentera pas de difficulté pour toi.
- J'ai l'impression que ce "travail" te parait aussi normal-que de faire une piqûre ou rédiger une ordonnance. Ce que, du reste, tu viens de faire verbalement.
- Encore plus normal que tu n'imagines. Les fluides semblent doués d'une meilleure intelligence que nous. Il faut les émettre, bien sûr, et que la pensée les dirige. Mais il arrive que, même laissés à leur convenance, ils vont se fixer d'office au point où le corps en a besoin car ils sentent qu'ils y seront bien accueillis. Alors ! Tu es convaincu ?
- Je réfléchirai.
- Parfait ! Dépêche-toi car je serai là demain avec la petite, avant mon service à l'hôpital.
J'avoue avoir été bouleversé par la proposition de mon ami. Nous nous connaissions depuis nos vingt ans et j'avais toujours éprouvé pour lui tant de l'admiration que du respect car il était à la fois excellent médecin et savant. En tant que savant son esprit fonctionnait à longueur de temps à la recherche de conceptions nouvelles. En tant que médecin il n'avait jamais pu s'habituer comme le font tant d'autres, à considérer sans malaise la souffrance de ses malades. Pour lui, l'annihilation de la douleur était le devoir le plus strict et la fonction indiscutable du respect de la Vie qu'il écrivait avec un grand V.
- Une porte n'est jamais seule à s'ouvrir, m'avait-il dit en entendant mon récit. Il y en a d'autres. Ne les manque pas. Le fluide je savais que c'était monnaie courante et que, plus ou moins, nous en avions tous. Les dernières expériences photographiques n'avaient-elles pas prouvé que les mains des médiums "émettaient des vibrations lumineuses en forme de flammes colorées, brillantes et claires, tandis que celles des non-médiums ne donnaient qu'une clarté floue et chaotique" ?
Etant donné que rien au monde n'avait pu me faire soupçonner que j'étais médium - état dont je me sentais à mille lieues - Je ne voyais pas pourquoi mes mains auraient eu une puissance guérisseuse.
A moins que cette puissance ne fût à la portée de tous... Je ne dormis guère cette nuit-là. Assis sur mon lit, j'appelais de toute mon âme le secours d'intensité qui porte notre pensée à son paroxysme. Mais, à part l'agacement inutile des heures d'insomnie, je ne pus me rappeler la moindre idée valable. Une seule réponse à mes efforts: le vide.
Mon ami arriva le lendemain matin, précis comme une horloge. Il fit passer devant lui une toute jeune fille blonde, au teint trop transparent, aux yeux d'un bleu d'enfance.
Comme je l'engageais à s'asseoir, il me dit précipitamment:
- Je suis trop pressé. Je vous laisse. Je reviendrai chercher la petite après mon service.
Je ne savais vraiment pas que dire à cette enfant qui restait plantée devant moi, muette de timidité, serrant contre sa jupe ses mains bandées dont elle avait honte.
- Le docteur vous a amenée ici, lui dis-je, pour que j'essaie sur vous un traitement.., un peu spécial. Vous a-t-il expliqué ?
- Il m'a seulement dit, Monsieur, que vous alliez me guérir sans me faire mal et que je redeviendrais comme avant. Je n'y croyais pas beaucoup, il y a si longtemps que je suis malade ! Mais à présent que je vous ai vu, j'en suis sûre. D'ailleurs, le docteur ne voudrait pas me tromper. Il est si bon ! Je n'ai pas d'argent du tout, vous savez.
- Aucune importance. Que faisiez-vous dans la vie jusqu'à votre maladie ?
- J'ai commencé à travailler très jeune comme domestique, mais un jour je n'avais plus de forces. Et puis la maladie s'est déclarée.
- Je ferai de mon mieux pour vous aider. Si je n'y arrivais pas...
- Oh ! Monsieur, si je ne peux pas guérir, je suis décidée à ne pas accepter de vivre. Une infirmière m'a dit qu'on devrait me couper les mains. J'allais me marier. Alors vous pensez bien...
Elle hoquetait d'émotion et je sentis qu'elle avait dû pleurer jour et nuit depuis la terrible révélation de l'infirmière. Elle n'avait pas encore osé me regarder en face.
- Asseyez-vous, lui dis-je, essayez de vous détendre. Soyez calme. Posez vos deux mains à plat sur ce coussin. Nous étions face à face, des deux côtés d'une table étroite.
- J'ai ton affaire, me dit mon ami, quelques jours plus tard. Une de mes malades doit être amputée des mains la semaine prochaine. C'est une petite jeune fille de dix-huit ans, atteinte d'une gangrène dont nous ne venons pas à bout. Tu penses bien que tout a été essayé. Tout...
sauf ce qui n'est pas officiel, bien entendu. La petite a maintenant sur les mains quatorze excoriations qui vont jusqu'à l'os. Veux-tu essayer de la soigner ? Etant données nos relations, cela restera discret. Je ne vois plus d'autre remède.
- C'est toi, médecin des hôpitaux, qui me lances dans cette aventure ? Tu sais pourtant que j'ignore tout, absolument tout du domaine médical. Je ne m'y suis jamais attaqué, même par curiosité.
Si c'est aussi grave que tu le dis !... Comment veux-tu que je m'y prenne ?
- Tu as du fluide dans les mains. Sers-t-en.
- Je n'ai jamais prétendu avoir du fluide. Le magnétisme est un métier.
- Mais quand tu as soigné ton bonhomme...
- Je n'ai pas "soigné mon bonhomme", comme tu dis. J'ai eu terriblement pitié de lui et...
- ...Et l'esprit frittant l'acte, tu as inconsciemment accumulé l'énergie qui pouvait se substituer à la sienne. Il est donc superflu d'employer les grands mots: fluide, magnétisme. On ne t'en demande pas tant. N'as-tu pas pitié de cette petite qui se prépare une vie atroce ?
Fais pour elle ce que tu as fait pour le bonhomme, c'est-à-dire ce que tu pourras.
- Aucun rapport.
- C'est inouï de penser que le même individu qui se croyait devenu un phare n'ose plus allumer sa lanterne. Je vais donc préciser:
cette jeune fille souffre d'une carence vitale. Toi tu as de la vie à revendre. Puisque tu sais irradier, dirige simplement ton irradiation sur les parties des chairs où le sang ne circule plus. Ce n'est pas sorcier il me semble. Insuffle-lui des forces vives et ne t'occupe pas de savoir quel nom elles portent. Etant donnés la jeunesse de cette petite et son désir de vivre, tu verras que ces forces s'activeront en elle comme s'active une greffe sur un organe sain. Tu as compris ?
- J'ai parfaitement compris mais je ne vois pas comment agir sur une circulation sanguine dont j'ignore tout. Laisse-moi le temps de me documenter.
- Qui te parle de circulation sanguine et de documentation ? Dieu, que nous serions heureux, nous, les docteurs, si les guérisseurs n'essayaient pas de comprendre ! A chacun son métier. Depuis vingt ans que je m'évertue à résoudre les problèmes de la maladie, chaque jour me remet devant une nouvelle énigme. Non, ce que je veux de toi, c'est profiter de ta bienheureuse ignorance qui laisse libre cours à l'intuition et libère l'instinct. J'ai l'intention, comme tu peux l'imaginer, de surveiller quotidiennement ton travail, sans toutefois intervenir.
Pour l'instant, il s'agit seulement de revigorer un courant vital déficient afin d'en rétablir l'équilibre. Après j'y pourvoirai. Ça ira tout seul.
- Tout seul ? Tu en parles à ton aise.
- Je sais ce que je dis: phare ou lanterne, c'est une affaire entre toi et toi. Je te recommande la prudence. Ne te lance pas tête baissée. Fais des essais afin de ne pas risquer d'erreur dans le maniement du fluide.
- Explique-toi, docteur. Tu me parais plus savant que moi-même en cela.
- Peut-être. Ce qu'il faudra, tout d'abord, ce sera déterminer l'étendue et la densité du champ magnétique de ta malade. Notre patiente est si dévitalisée que tu auras du mal à y arriver. Ensuite, pour régler les courants, je te conseille des ruses de Sioux sur le sentier de la guerre. Un fluide donné s'accorde ou ne s'accorde pas avec un tempérament donné. C'est la même histoire qu'avec le sang, sauf que, pour les fluides nous n'avons pas encore mis au point les procédés de préhension et de vérification. Nous n'en sommes pas loin. Toutefois, pour l'instant, on ne peut compter que sur l'instinct du vitaliseur. Je suis sûr que ce travail ne présentera pas de difficulté pour toi.
- J'ai l'impression que ce "travail" te parait aussi normal-que de faire une piqûre ou rédiger une ordonnance. Ce que, du reste, tu viens de faire verbalement.
- Encore plus normal que tu n'imagines. Les fluides semblent doués d'une meilleure intelligence que nous. Il faut les émettre, bien sûr, et que la pensée les dirige. Mais il arrive que, même laissés à leur convenance, ils vont se fixer d'office au point où le corps en a besoin car ils sentent qu'ils y seront bien accueillis. Alors ! Tu es convaincu ?
- Je réfléchirai.
- Parfait ! Dépêche-toi car je serai là demain avec la petite, avant mon service à l'hôpital.
J'avoue avoir été bouleversé par la proposition de mon ami. Nous nous connaissions depuis nos vingt ans et j'avais toujours éprouvé pour lui tant de l'admiration que du respect car il était à la fois excellent médecin et savant. En tant que savant son esprit fonctionnait à longueur de temps à la recherche de conceptions nouvelles. En tant que médecin il n'avait jamais pu s'habituer comme le font tant d'autres, à considérer sans malaise la souffrance de ses malades. Pour lui, l'annihilation de la douleur était le devoir le plus strict et la fonction indiscutable du respect de la Vie qu'il écrivait avec un grand V.
- Une porte n'est jamais seule à s'ouvrir, m'avait-il dit en entendant mon récit. Il y en a d'autres. Ne les manque pas. Le fluide je savais que c'était monnaie courante et que, plus ou moins, nous en avions tous. Les dernières expériences photographiques n'avaient-elles pas prouvé que les mains des médiums "émettaient des vibrations lumineuses en forme de flammes colorées, brillantes et claires, tandis que celles des non-médiums ne donnaient qu'une clarté floue et chaotique" ?
Etant donné que rien au monde n'avait pu me faire soupçonner que j'étais médium - état dont je me sentais à mille lieues - Je ne voyais pas pourquoi mes mains auraient eu une puissance guérisseuse.
A moins que cette puissance ne fût à la portée de tous... Je ne dormis guère cette nuit-là. Assis sur mon lit, j'appelais de toute mon âme le secours d'intensité qui porte notre pensée à son paroxysme. Mais, à part l'agacement inutile des heures d'insomnie, je ne pus me rappeler la moindre idée valable. Une seule réponse à mes efforts: le vide.
Mon ami arriva le lendemain matin, précis comme une horloge. Il fit passer devant lui une toute jeune fille blonde, au teint trop transparent, aux yeux d'un bleu d'enfance.
Comme je l'engageais à s'asseoir, il me dit précipitamment:
- Je suis trop pressé. Je vous laisse. Je reviendrai chercher la petite après mon service.
Je ne savais vraiment pas que dire à cette enfant qui restait plantée devant moi, muette de timidité, serrant contre sa jupe ses mains bandées dont elle avait honte.
- Le docteur vous a amenée ici, lui dis-je, pour que j'essaie sur vous un traitement.., un peu spécial. Vous a-t-il expliqué ?
- Il m'a seulement dit, Monsieur, que vous alliez me guérir sans me faire mal et que je redeviendrais comme avant. Je n'y croyais pas beaucoup, il y a si longtemps que je suis malade ! Mais à présent que je vous ai vu, j'en suis sûre. D'ailleurs, le docteur ne voudrait pas me tromper. Il est si bon ! Je n'ai pas d'argent du tout, vous savez.
- Aucune importance. Que faisiez-vous dans la vie jusqu'à votre maladie ?
- J'ai commencé à travailler très jeune comme domestique, mais un jour je n'avais plus de forces. Et puis la maladie s'est déclarée.
- Je ferai de mon mieux pour vous aider. Si je n'y arrivais pas...
- Oh ! Monsieur, si je ne peux pas guérir, je suis décidée à ne pas accepter de vivre. Une infirmière m'a dit qu'on devrait me couper les mains. J'allais me marier. Alors vous pensez bien...
Elle hoquetait d'émotion et je sentis qu'elle avait dû pleurer jour et nuit depuis la terrible révélation de l'infirmière. Elle n'avait pas encore osé me regarder en face.
- Asseyez-vous, lui dis-je, essayez de vous détendre. Soyez calme. Posez vos deux mains à plat sur ce coussin. Nous étions face à face, des deux côtés d'une table étroite.
- Dois-je enlever mes pansements ?
- Pas encore.
Craignant que la réalité visible me dissimulât la réalité profonde à laquelle je voulais accéder, je retardais le moment décisif. Je me sentais inexpert et dénué d'intentions justes. Pour me donner une contenance, j'étendis mes mains ouvertes à une vingtaine de centimètres au-dessus des mains malades. Qu'attendais-je ? Mes mains se glaçaient. Etait-ce l'émotion ?
Pour emprunter l'étroit chemin par lequel progressait l'aide à autrui, une grande rigueur de direction était indispensable. Or, la rigueur n'est possible que si l'on se sent maître de l'acte à accomplir.
Pourtant, à bien observer, il me semblait vaguement que des courants légers s'établissaient déjà entre mes mains et les mains malades. Sans doute étais-je victime de la fixation de l'effort, cette fixation qui renvoyait mon désir comme un miroir. Quand mon ami revint, un simple coup d’oeil lui fit comprendre que j'étais désemparé, prêt à me désister. Aussi repartit-il en trombe après m'avoir crié:
- Merci et excuse-moi. A demain !
Le lendemain, j'étais bien décidé à ne pas renouveler cette comédie inutile. Ce renoncement m'humiliait, je l'avoue, non tant parce qu'il était l'aveu d'une incapacité notoire, que parce qu'il me rejetait hors du monde dont je m'étais proposé de devenir un citoyen à part entière.
Si je n'avais pas osé regarder les plaies de la jeune fille, c'est parce que je me les représentais en cauchemar. Elles accentueraient le pénible contraste avec le mince visage et les yeux si clairs.
Assis dans mon jardin, j'essayais de dissoudre la lutte qui se livrait en moi. Mes pensées me faisaient mal. Pour les chasser je voulus m'en abstraire. Alors elles s'abîmèrent en un remous d'où s'évaporaient également l'attrait et le retrait. Ce remous, qui m'entraînait dans sa pesanteur, me remémora la solitude de la prison.
- Pas encore.
Craignant que la réalité visible me dissimulât la réalité profonde à laquelle je voulais accéder, je retardais le moment décisif. Je me sentais inexpert et dénué d'intentions justes. Pour me donner une contenance, j'étendis mes mains ouvertes à une vingtaine de centimètres au-dessus des mains malades. Qu'attendais-je ? Mes mains se glaçaient. Etait-ce l'émotion ?
Pour emprunter l'étroit chemin par lequel progressait l'aide à autrui, une grande rigueur de direction était indispensable. Or, la rigueur n'est possible que si l'on se sent maître de l'acte à accomplir.
Pourtant, à bien observer, il me semblait vaguement que des courants légers s'établissaient déjà entre mes mains et les mains malades. Sans doute étais-je victime de la fixation de l'effort, cette fixation qui renvoyait mon désir comme un miroir. Quand mon ami revint, un simple coup d’oeil lui fit comprendre que j'étais désemparé, prêt à me désister. Aussi repartit-il en trombe après m'avoir crié:
- Merci et excuse-moi. A demain !
Le lendemain, j'étais bien décidé à ne pas renouveler cette comédie inutile. Ce renoncement m'humiliait, je l'avoue, non tant parce qu'il était l'aveu d'une incapacité notoire, que parce qu'il me rejetait hors du monde dont je m'étais proposé de devenir un citoyen à part entière.
Si je n'avais pas osé regarder les plaies de la jeune fille, c'est parce que je me les représentais en cauchemar. Elles accentueraient le pénible contraste avec le mince visage et les yeux si clairs.
Assis dans mon jardin, j'essayais de dissoudre la lutte qui se livrait en moi. Mes pensées me faisaient mal. Pour les chasser je voulus m'en abstraire. Alors elles s'abîmèrent en un remous d'où s'évaporaient également l'attrait et le retrait. Ce remous, qui m'entraînait dans sa pesanteur, me remémora la solitude de la prison.
Je tournais en rond, je voulus en sortir.
Je relevai la tête: Le ciel banal, bleu avec des nuages blancs, m'offrit une surface transparente qui ressemblait - mais oui, qui ressemblait à de la joie. Comment exprimer l'inexprimable qui m'envahit soudain ? Je le crus sans motif. Toutefois, cette joie, je respirai aussi profondément que possible. J'en emplis mes poumons.
Elle était d'une qualité à la fois sereine et légère, constructive surtout.
Et je sus, comme si on me l'avait crié, qu'elle devenait l'ennemie de la terrible gangrène, et qu'elle m'avait imbibé pour que j'arrive à vaincre ce mal.
Une heure plus tard, la jeune fille entrait:
- Le docteur m'a laissée au bas de l'escalier. Je dois le retrouver devant la porte dans une heure. Il passera me prendre en auto.
Elle s'assit à la même place qu'hier sans attendre que je l’y invite. Comme hier, elle posa ses deux mains bandées sur le coussin. Je réexaminai attentivement:
- Qu'avez-vous ce matin ? Les traits tirés, les yeux cernés... Qu'est-ce qui se passe ?
- Oh ! Rien de spécial ! J'ai pensé cette nuit que je devais faire un effort, moi aussi, pour aider.., quelque chose de difficile. Tenez ! D'abord je vous ai apporté toutes mes économies dans ce sac. Ce n'est pas beaucoup, je sais, mais je complèterai quand j'aurai repris mon travail. Et puis, je voulais vous dire: cette nuit je ne me suis pas couchée. Je suis restée à genoux devant mon lit et j'ai prié tout le temps. Je ne savais rien faire d'autre. On dit qu'il faut donner quand on veut recevoir. Croyez-vous que cela nous aidera ?
La gorge serrée par tant de foi je ne répondis pas. Mais une brusque impulsion fit que je dégageai aussitôt les mains de leurs pansements. Elles apparurent longues, minces, les doigts déformés, gonflés de pus.
- Ce n'est pas beau, n'est-ce pas ?
Je continuais à garder le silence. De ces jeunes mains proches de la pourriture montait un appel aussi net qu'un cri. Mes mains se tendirent vers cet appel, s'y chauffèrent comme à une flamme. Des picotements, m'envahissant les doigts, gagnèrent mes coudes sous forme d'élancements. Mes bras me firent mal au point que bientôt ce ne fut plus supportable. Alors je retirai mes mains, fermai les yeux et pris une profonde aspiration. J'étouffais, j'avais des vertiges.
Quand je rouvris les yeux, la jeune fille plongea son regard dans le mien.
- Oh ! Monsieur, dit-elle; comme vous m'avez fait du bien. je crois que bientôt je pourrai remuer les doigts.
Quoi qu'il eu soit, reposez-vous aujourd'hui et dormez longtemps cette nuit pour rattraper votre veillée. Nous aurons beaucoup à faire aux prochaines séances. Votre appel a été entendu.
Nous avions, l'un et l'autre, envie de rire et de pleurer à la fois. Quand retentit le klaxon du docteur, la petite m'embrassa sur les deux joues.
- Comme si j'étais votre fille, me dit-elle.
On ne pouvait mieux exprimer ni plus simplement la sensation d'union par le sang que donne la communication des fluides.
Le rôle de cet appel, qui s'était avéré indispensable pour déclencher le résultat attendu, me hanta toute la soirée.
L'appel avait donc été l'élément de base ? Quoi d'étonnant à cela ? N'est-ce pas l'appel qui détermine, sous des apparences diverses, la direction des trajectoires, la cohésion chimique, les transmissions physiques comme biologiques, les combinaisons mathématiques, musicales, etc. ?
Il était logique qu'après le violent assaut de la maladie, le corps tout entier, entrevoyant un espoir de guérison, se fût appuyé sur son désespoir pour jeter l'appel de détresse.
Ceci devait m'amener à comprendre plus tard que, si les enfants et les animaux sont facilement guérissables, c'est parce qu'ils projettent d'instinct un appel à l'aide que ne freinent ni les faux principes ni les idées préconçues. Humble et direct, leur appel n'est entaché d'aucune méfiance.
Il y eut encore pour ma malade neuf séances consécutives, faites d'autant d'espérance que de déception. Quand elle me dit un jour:
- Regardez ! Mes phalanges se sont ouvertes. La peau a craqué. De fait, à l'endroit des infections profondes, la peau présentait de légères déchirures. Alors je projetai avec force sur ces ouvertures un fluide, non plus en pluie mais en rayons qui pénétraient profondément.
Ces rayons vibrèrent comme les cordes d'un instrument. Aussitôt, les doigts malades, demeurés presque inertes jusque là, émirent à leur tour des vibrations: lentes et lourdes au début, presque incontrôlables, mais s'activant peu à peu.
Je regardai ma malade, plus blême que jamais, les dents serrées, crispée pour lutter contre l'évanouissement.
- J'arrête, lui dis-je. Nous reprendrons demain.
- Oh, non ! Je vous en prie, continuez, continuez !
- Mais vous souffrez. Est-ce des mains ?
- Pas des mains, de tout le corps. Comme si une fièvre brûlante me creusait. Ca fait mal, très mal. Je ne me rends pas compte pourquoi. Je sais seulement que c'est un bon mal. Quelque chose va changer pour moi.
Afin d'alléger mon action, je soulevai mes mains au-dessus des siennes, sans toutefois déplacer la direction des rayons. A ma grande surprise, le pus monta des plaies et s'écoula le long des doigts. En augmentant ou diminuant la puissance des rayons, je m'assurai que je n'étais pas victime d'une hallucination.
Le pus obéissait à l'intensification. Ce n'était pas une illusion. Les plaies se vidaient par aspiration de fluide.
Je ne sais comment se définit la beauté. Mais j'ose affirmer que rien au monde ne me paraissait plus beau que ce fluide que j'épongeais avec de la ouate.
Quand mon ami vint ce jour-là, il nous trouva dans un délire de joie.
- Qu'est-ce qui vous arrive ?
- La partie est gagnée, dis-je.
Elle montra ses deux mains nues où ne subsistaient que quelques traînées jaunes.
- J'ai envie de danser, fit-elle, les yeux brillants.
- Moi aussi, bien que je n'aie plus l'âge. Nous allons fêter cette victoire, je vais chercher du champagne.
- Doucement ! fit le docteur, toujours prudent. Ce n'est encore qu'un début de victoire. J'ai néanmoins l'impression qu'une fois les plaies complètement vidées, elles se cicatriseront vite. Allons ! Donne quand même ton champagne.
Ce traitement, pourtant parfaitement réussi, puisqu'il n'y eut pas de rechute, me laissa songeur.
Je relevai la tête: Le ciel banal, bleu avec des nuages blancs, m'offrit une surface transparente qui ressemblait - mais oui, qui ressemblait à de la joie. Comment exprimer l'inexprimable qui m'envahit soudain ? Je le crus sans motif. Toutefois, cette joie, je respirai aussi profondément que possible. J'en emplis mes poumons.
Elle était d'une qualité à la fois sereine et légère, constructive surtout.
Et je sus, comme si on me l'avait crié, qu'elle devenait l'ennemie de la terrible gangrène, et qu'elle m'avait imbibé pour que j'arrive à vaincre ce mal.
Une heure plus tard, la jeune fille entrait:
- Le docteur m'a laissée au bas de l'escalier. Je dois le retrouver devant la porte dans une heure. Il passera me prendre en auto.
Elle s'assit à la même place qu'hier sans attendre que je l’y invite. Comme hier, elle posa ses deux mains bandées sur le coussin. Je réexaminai attentivement:
- Qu'avez-vous ce matin ? Les traits tirés, les yeux cernés... Qu'est-ce qui se passe ?
- Oh ! Rien de spécial ! J'ai pensé cette nuit que je devais faire un effort, moi aussi, pour aider.., quelque chose de difficile. Tenez ! D'abord je vous ai apporté toutes mes économies dans ce sac. Ce n'est pas beaucoup, je sais, mais je complèterai quand j'aurai repris mon travail. Et puis, je voulais vous dire: cette nuit je ne me suis pas couchée. Je suis restée à genoux devant mon lit et j'ai prié tout le temps. Je ne savais rien faire d'autre. On dit qu'il faut donner quand on veut recevoir. Croyez-vous que cela nous aidera ?
La gorge serrée par tant de foi je ne répondis pas. Mais une brusque impulsion fit que je dégageai aussitôt les mains de leurs pansements. Elles apparurent longues, minces, les doigts déformés, gonflés de pus.
- Ce n'est pas beau, n'est-ce pas ?
Je continuais à garder le silence. De ces jeunes mains proches de la pourriture montait un appel aussi net qu'un cri. Mes mains se tendirent vers cet appel, s'y chauffèrent comme à une flamme. Des picotements, m'envahissant les doigts, gagnèrent mes coudes sous forme d'élancements. Mes bras me firent mal au point que bientôt ce ne fut plus supportable. Alors je retirai mes mains, fermai les yeux et pris une profonde aspiration. J'étouffais, j'avais des vertiges.
Quand je rouvris les yeux, la jeune fille plongea son regard dans le mien.
- Oh ! Monsieur, dit-elle; comme vous m'avez fait du bien. je crois que bientôt je pourrai remuer les doigts.
Quoi qu'il eu soit, reposez-vous aujourd'hui et dormez longtemps cette nuit pour rattraper votre veillée. Nous aurons beaucoup à faire aux prochaines séances. Votre appel a été entendu.
Nous avions, l'un et l'autre, envie de rire et de pleurer à la fois. Quand retentit le klaxon du docteur, la petite m'embrassa sur les deux joues.
- Comme si j'étais votre fille, me dit-elle.
On ne pouvait mieux exprimer ni plus simplement la sensation d'union par le sang que donne la communication des fluides.
Le rôle de cet appel, qui s'était avéré indispensable pour déclencher le résultat attendu, me hanta toute la soirée.
L'appel avait donc été l'élément de base ? Quoi d'étonnant à cela ? N'est-ce pas l'appel qui détermine, sous des apparences diverses, la direction des trajectoires, la cohésion chimique, les transmissions physiques comme biologiques, les combinaisons mathématiques, musicales, etc. ?
Il était logique qu'après le violent assaut de la maladie, le corps tout entier, entrevoyant un espoir de guérison, se fût appuyé sur son désespoir pour jeter l'appel de détresse.
Ceci devait m'amener à comprendre plus tard que, si les enfants et les animaux sont facilement guérissables, c'est parce qu'ils projettent d'instinct un appel à l'aide que ne freinent ni les faux principes ni les idées préconçues. Humble et direct, leur appel n'est entaché d'aucune méfiance.
Il y eut encore pour ma malade neuf séances consécutives, faites d'autant d'espérance que de déception. Quand elle me dit un jour:
- Regardez ! Mes phalanges se sont ouvertes. La peau a craqué. De fait, à l'endroit des infections profondes, la peau présentait de légères déchirures. Alors je projetai avec force sur ces ouvertures un fluide, non plus en pluie mais en rayons qui pénétraient profondément.
Ces rayons vibrèrent comme les cordes d'un instrument. Aussitôt, les doigts malades, demeurés presque inertes jusque là, émirent à leur tour des vibrations: lentes et lourdes au début, presque incontrôlables, mais s'activant peu à peu.
Je regardai ma malade, plus blême que jamais, les dents serrées, crispée pour lutter contre l'évanouissement.
- J'arrête, lui dis-je. Nous reprendrons demain.
- Oh, non ! Je vous en prie, continuez, continuez !
- Mais vous souffrez. Est-ce des mains ?
- Pas des mains, de tout le corps. Comme si une fièvre brûlante me creusait. Ca fait mal, très mal. Je ne me rends pas compte pourquoi. Je sais seulement que c'est un bon mal. Quelque chose va changer pour moi.
Afin d'alléger mon action, je soulevai mes mains au-dessus des siennes, sans toutefois déplacer la direction des rayons. A ma grande surprise, le pus monta des plaies et s'écoula le long des doigts. En augmentant ou diminuant la puissance des rayons, je m'assurai que je n'étais pas victime d'une hallucination.
Le pus obéissait à l'intensification. Ce n'était pas une illusion. Les plaies se vidaient par aspiration de fluide.
Je ne sais comment se définit la beauté. Mais j'ose affirmer que rien au monde ne me paraissait plus beau que ce fluide que j'épongeais avec de la ouate.
Quand mon ami vint ce jour-là, il nous trouva dans un délire de joie.
- Qu'est-ce qui vous arrive ?
- La partie est gagnée, dis-je.
Elle montra ses deux mains nues où ne subsistaient que quelques traînées jaunes.
- J'ai envie de danser, fit-elle, les yeux brillants.
- Moi aussi, bien que je n'aie plus l'âge. Nous allons fêter cette victoire, je vais chercher du champagne.
- Doucement ! fit le docteur, toujours prudent. Ce n'est encore qu'un début de victoire. J'ai néanmoins l'impression qu'une fois les plaies complètement vidées, elles se cicatriseront vite. Allons ! Donne quand même ton champagne.
Ce traitement, pourtant parfaitement réussi, puisqu'il n'y eut pas de rechute, me laissa songeur.