- Foutez-le au ballon, ça lui rafraîchira la mémoire.

On me délesta de ma cravate, de ma ceinture, de mes lacets – et de mes objets personnels.

Gestes rudes, paroles humiliantes, rancoeurs glaireuses, fade odeur de crasse dans le relent d'infamie, la cellule c'était tout cela. "Cela" incompréhensible, inadmissible, méconnaissable dans une existence comme la mienne.


Assis à croupetons sur l'inconfortable tabouret - on m'avait prévenu qu'il était interdit de s'étendre avant la nuit - la tête entre les mains, je m'efforçais de jauger l'imbécillité de cette affaire et le gâchis qu'elle apporterait à mon emploi du temps.

Calcul facile et vite fait. Après quoi, dans le silence hostile, je voulus penser. Peine perdue.

Que se passait-il ? Je crus que l'exaspération était la grande coupable et me ridait la cervelle. Mais il me fallut déchanter. Si je me trouvais incapable de penser, c'était parce que j'avais pris l'habitude de laisser l'environnement penser à ma place. L'environnement, autrement dit l'événement, les désirs et les habitudes. En dehors de ce cercle que restait-il ? Ni espace, ni temps, pas même moi. Quelque chose d'autre avait pensé à ma place.

Curieuse impression. Le monde se dissolvant contre les murs de ma cellule, je me trouvais tout à coup disponible pour un quelconque devenir.

J'avais donc cheminé jusqu'à ce jour dans un couloir étroit qui me rassurait parce que je m'appuyais tantôt à un mur tantôt à l'autre. Ces murailles je les concevais comme des soutiens. Et me voilà soudain transporté sur une surface plane et obscure, comme un aveugle qui n'a jamais imaginé le vaste ciel.

Les heures se chevauchant à toute lenteur me laissaient désemparé. Je les réduisais à une hypertrophie du présent. Enfin, vers le soir, la porte s'ouvrit, violemment lancée par un gardien. Je bondis. Je ne supportais plus l'isolement.

- Bougez pas ! dit-il. C'est pas pour vous. Laissez passer. Deux autres gardiens entrèrent, traînant par les bras un homme évanoui, si grand et si fort qu'ils eurent de la peine à le hisser sur le bat-flanc face au mien.

- Il s'est drôlement fait arranger, dit le gardien-chef. On le laisse là, provisoire. Surveillez-le. S'il passe l'arme à gauche, appelez ! Vous n'aurez qu'à cogner à la porte.

La porte refermée, comme un peu de lumière filtrait par le guichet, rejoignant la clarté de la lucarne, j'en profitai pour examiner le blessé. Son visage tuméfié devait être beau. Le sang coulait encore d'une arcade sourcilière ouverte et des narines. Au coin des lèvres une mousse rosâtre faisait de petites bulles.

Il demeurait inconscient, peut-être dans le coma. Je lui donnais entre vingt-cinq et trente ans car ses cheveux blonds se dressaient drus et abondants sur un front bas. Les paupières enflées faisaient auvent au-dessus des yeux fermés et des crispations nerveuses déformaient ce visage comme des tics. Il y avait de la boue sur ses vêtements déchirés par endroits, et jusque sur son visage. D'où je conclus qu'il sortait d'une rixe de la rue. Il devait souffrir intensément car, dans son inconscience, il criait et gémissait sans arrêt.

Il mit près d'une heure à reprendre connaissance. Ses yeux ne s'ouvraient toujours pas. Toutefois ses lèvres remuèrent sans parvenir à articuler une parole. Je me penchai sur lui, anxieux, essayant de comprendre, quand il se mit à hurler comme un torturé en lançant sa tête de droite à gauche comme pour se l'arracher du cou. Je lui pris la tête à deux mains pour la maintenir en place mais il hurla encore plus fort. Quand je le lâchai, mes mains étaient poissées d'un sang épais.

Sa souffrance était telle que j'en perdais le sens. Alors je me mis à cogner de toutes mes forces contre la porte, avec mes poings d'abord, puis avec le tabouret, pour appeler le gardien.

Personne ne venait. Il fallait pourtant soulager ce malheureux. On ne pouvait pas lui laisser passer la nuit ainsi. Ses hurlements s'enfonçaient dans ma poitrine.

Alors je rapprochai mon tabouret de son grabat, à toucher son corps de mes genoux, fixant intensément le beau visage ensanglanté. Il faisait nuit à présent, si bien que, pour retrouver ce visage, je devais le recréer dans mon imagination tel qu'il m'était apparu tout à l'heure. La pitié que j'en éprouvais m'unissait à cet être à la façon d'un câble. Et je m'aperçus qu'un nuage noir, plus ténébreux que l'obscurité, montait de lui. Cette opacité devenait tangible: c'était sa souffrance qui se matérialisait et m'atteignait.

Je frais par respirer avec peine dans ce brouillard écrasant. Malgré le tragique de l'instant, j'eus la sensation très douce d'un "déjà vécu". J'avais déjà connu cette identification avec la souffrance d'un autre être. Mais alors, terrassé par ma douleur personnelle, j'avais été deux fois vaincu. Tandis qu'à présent je voyais l'ennemi.