Elle le connaît depuis toujours


Elle le connaît depuis toujours
Ils sont au moins cinq ou six qui nous entourent, curieux. La respiration de Sylvie est redevenue normale.
L'animateur lui a seulement pris la main, en lui soufflant : « Détendez-vous, dé − ten − dez − vous. » d'une voix grave et pénétrante. Prudemment, je reprends la suite des opérations.
« Que vois-tu ? »

« Je ne le vois plus. Ah si ! Comme il souffre... »
« Comment est-il ? »
« Un homme grand et sec. Un visage altier, qui exprime de la noblesse, de l'autorité. Ses cheveux sont tout
blancs... Il est sur un lit de fer. »
« C'est bien (on nous avait recommandé d'encourager) et quelle est sa maladie ? »
« Son dos, je vois son dos. Il ne peut pas bouger... Il a mal. Le pauvre homme ! Je crois qu'il est paralysé.
C'est sa colonne vertébrale, un accident de cheval. »
Je suis perplexe. La coïncidence est étonnante. Sur la feuille que j'ai sous les yeux, il y a bien : « Paralysie
de la colonne vertébrale ». Les autres détails sont sans doute le fruit de son imagination, mais celui-là, je suis
pourtant certain qu'elle n'a pu ni le voir ni l'entendre. Peut-être s'agit-il de télépathie ?
« Remonte tes niveaux, rappelle-toi que lorsque tu ouvriras les yeux, ta tête et ton cou seront relaxés, que tu
te sentiras comme rajeunie, rechargée, en harmonie avec la vie. »
Je sens son corps reprendre peu à peu vie, elle tressaille légèrement. Après un temps qui semble
interminable, elle ouvre enfin les yeux.
« Alors, qu'est-ce qu'il avait ? » me demanda-t-elle.
« Exactement ce que tu as trouvé. »
Elle n'en croit pas ses oreilles, doute d'abord, puis devient enthousiaste. Ses yeux brillent d'excitation.
« Tu sais que je ne pouvais plus bouger du tout ! »
« J'ai bien vu, tu criais presque de douleur, tu m'as fait une de ces peurs ! »
Nous retrouvons celui qui a donné le cas.
« C'est mon oncle, un ancien officier de cavalerie. » J'ai l'impression de vivre un cauchemar. De l’Edgar
Poe. Grand, moustache, tout y est, jusqu'au moindre détail. Pourtant quelque chose « cloche ».
« Tu me dis qu'il marche, qu'il porte un corset ? »
« Oui, mais en ce moment, il est en pleine crise. J'ai reçu une lettre hier. Il est au lit. »
Sylvie le coupe, ajoute des détails, volubile. On a l'impression qu'elle le connaît depuis toujours. Deux
camarades de pension qui se retrouvent et parlent d'un de leurs anciens professeurs.
« A toi maintenant. »
Après la séance que je viens de vivre, j'esquive :
« Non, non, ça n'est pas la peine. »
« Allez, si, c'est ton tour, tu ne vas pas manquer l'expérience. »
Et elle se dirige vers le bureau pour choisir un nouveau cas.
« Prends-moi plutôt quelque chose de bénin ! »
Je ne suis pas vraiment rassuré. Comme dans une première expérience amoureuse : un mélange de désir et
de crainte.
Je m'allonge, me prépare, puis j'entends, comme dans un brouillard :
« Martine Lebel, trente-trois ans, de Paris. Un... deux... trois, tu vois maintenant Mme Martine Lebel, trentetrois
ans, de Paris. »
« Je ne vois rien du tout. »
« Regarde mieux. »
Les images défilent devant mes yeux, comme dans un kaléidoscope. Soudain, je vois une cible de cercles
concentriques, une silhouette se découpe en ombre chinoise au centre. Deux balles l'ont touché, et de leurs trous
s'échappe une lueur rouge.
« Je n'y arrive pas. »
« Que vois-tu ? » Je décris.
« Où sont situés les trous ? »
« L'un est au niveau du ventre, ici. L'autre est au-dessus de la bouche. »
« Très bien, essaye maintenant de regarder plus en détail. »
Le « très bien » me surprend agréablement, m'encourage. Les tissus, les organes m'apparaissent, un peu
comme lors d'un reportage chirurgical. Ils sont animés d'une pulsation rythmique. L'irrigation sanguine. Une
boule disgracieuse se détache, rougeâtre, boursouflée.
« C'est parfait, continue. Maintenant passe au visage. »
Je vois un cordon noir qui relie la lèvre supérieure au cerveau.