Deux femmes nous ont donné les premiers exemples de la gourmandise: Eve, en mangeant une pomme dans le Paradis; Proserpine, en mangeant une grenade en enfer.
Proserpine ne fit de tort qu’à elle. Enlevée par Pluton, pendant qu’elle cueillait des fleurs sur les bords de la Cyanée, et transportée en enfer, à ses réclamations pour remonter sur la terre le Destin répondit: «Oui, si tu n’as rien mangé depuis que tu es en enfer.» La gourmande avait mangé sept grains de grenade. Jupiter, imploré par la mère de Proserpine, Cérès, revit l’arrêt du Destin et décida que, pour satisfaire à la fois la mère et l’époux, Proserpine resterait six mois sur la terre et six mois dessous. Quant à Eve, sa punition fut plus grave, et elle s’étendit jusqu’à nous, qui n’en pouvons mais.
Au reste, de même qu’il y a trois sortes d’appétits, il y a trois sortes de gourmandises.
Il y a la gourmandise que les théologiens ont placée au rang des sept péchés capitaux, celle que Montaigne appelle la science de la gueule. C’est la gourmandise des Trimalcion et des Vitellius. Elle a un superlatif, qui est la gloutonnerie. Le plus grand exemple de gloutonnerie que
nous donne l’antiquité est celui de Saturne dévorant ses enfants, de peur d’être détrôné par eux, et avalant, à la place de Jupiter, un pavé emmailloté, sans s’apercevoir que c’était un pavé. Nous lui pardonnons pour avoir fourni à Vergniaud cette belle comparaison:
«La Révolution est comme Saturne: elle dévore ses enfants.» A côté de cette gourmandise, qui est celle des estomacs robustes, il y a celle que nous pourrions nommer la gourmandise des esprits délicats: c’est celle que chante Horace et que pratique Lucullus; c’est le besoin qu’éprouvent certains amphitryons de réunir chez eux quelques amis, jamais moins nombreux que les Grâces, jamais plus nombreux que les Muses, amis dont ils s’efforcent de satisfaire les goûts et de distraire les préoccupations. C’est, parmi les modernes, celle des Grimod de la Reynière et des Brillat Savarin.