Les habitudes instinctives

Les habitudes instinctives
Il y a aussi des habitudes instinctives. Ce sont celles de la plupart des animaux, chez lesquels l'habitude se greffe immédiatement sur l'instinct sans que la volonté intervienne, et telles sont aussi quelques habitudes néfastes de certains hommes qui, à cet égard, ne se comportent guère comme des êtres pensants et libres.

Les sentiments, les inclinations ont également leurs habitudes dont les lois sont d'ailleurs assez mal définies. En effet, si la plupart des sentiments s'émoussent, d'autres semblent s'aviver par répétition. C'est ainsi que certains penchants meurent de satiété alors que d'autres deviennent d'autant plus insatiables qu'ils se satisfont davantage.
L'intelligence est aussi soumise à l'habitude, aussi bien dans ses fonctions les plus élevées, comme celles qui ont trait à l'élaboration de la connaissance, que dans ses attri-butions les plus humbles se rapportant par exemple à la mémoire, à l'association des idées, à l'imagination.
Enfin, la volonté elle-même, tout en étant le principe et l'agent moteur de toutes les habitudes dites volontaires, contracte des habitudes selon la façon dont elle s'exerce et les motifs par lesquels elle se détermine. Ainsi, on s'habitue à vouloir rapidement, à vouloir obstinément; on s'habitue à se déterminer par des motifs d'intérêt, de passion, de devoir, etc.
Comme on le voit, l'habitude s'applique à toutes nos facultés de sorte que son rôle est des plus importants.
Elle est, en effet, à la fois, la condition de l'éducation et du progrès ainsi que le principe de la passion et de la routine.
En ce qui concerne cette dernière occurrence, lorsque l'habitude se développe sans rencontrer de contrepoids, ni dans l'intelligence ni dans la volonté, elle ne tarde pas à dégénérer en passion ou en routine. C'est ce qu'a exprimé Sully-Prudhomme dans une pièce de poésie célèbre dont voici le premier et le dernier quatrain, au reste bien connus:
L'habitude est une étrangère
Qui supplante en nous la raison:
C'est une ancienne ménagère
Qui s'installe dans la maison.
Et tous ceux que sa force obscure
A gagnés insensiblement
Sont des hommes par la figure,
Des choses par le mouvement.
Ainsi, au départ, fidèle servante, utile intermédiaire, l'habitude va devenir cette « étrangère » que flétrit le poète. Il conviendra donc, d'une part, étant donné la puissance de l'habitude, de surveiller de près nos impulsions naturelles, de les contenir dans d'exactes limites, de les soumettre en définitive au contrôle de la volonté, et, d'autre part, de prendre garde aux premières habitudes dont le pli peut persister toute la vie.
A ce propos, que de vices, tels que l'ivrognerie et la débauche, n'ont eus souvent d'autre origine qu'un premier acte accompli presque sans conscience ou sous l'influence machinale de l'instinct d'imitation.
L'habitude peut également empêcher l'enrichissement de notre vie affective en l'emprisonnant dans ses formes anciennes, par exemple dans ses formes infantiles. C'est ainsi que les psychanalystes ont montré que le sentiment de crainte à l'égard du père, qui persiste bien au-delà de l'enfance, peut survivre sous forme de timidité ou de pusillanimité à l'égard de tous ceux qui sont, pour l'inconscient, le substitut du père: le professeur, l'officier, le patron.
Dans le domaine de l'activité intellectuelle, l'habitude offre les mêmes dangers. Psychanalysant la connaissance préscientifique ou pseudo-scientifique, G. Bachelard dénonce ce « facteur d'inertie » qui fait qu'une idée nous paraît évidente lorsqu'elle nous est familière. « On risque, dit-il, de perdre tout esprit critique à l'égard des concepts qui servent le plus souvent. » Et il ajoute avec, croyons-nous, une pointe d'exagération: « Les grands savants sont utiles à la science dans la première moitié de leur vie, nuisibles dans la seconde moitié. »
Quoi qu'il en soit c'est dans ce sens que se situe la tra-gique condition de l'esprit: d'une part, il vit, en grande partie, dans ses habitudes, et, d'autre part, ses oeuvres qui l'expriment se retournent parfois contre lui parce qu'elles le figent et l'enserrent dans les mailles étroites de l'habitude.
Ainsi que nous l'avons déjà signalé, nous verrons dans le chapitre VII comment on peut contracter de bonnes habitudes.