L intégration

L intégration
Mon ami avait une fille unique de vingt ans dont nous venions de fêter le mariage. Elle était l'image du bonheur de vivre. Ses yeux verts faisaient penser aux regards dont on disait dans les contes de fées qu'ils brillaient comme des escarboucles. Je l'avais connue toute petite et elle m'aimait presque autant que son père. Aussi avais-je été, moi aussi, ce jour-là, invité à pendre la crémaillère.
Je souriais à Reine qui se prodiguait, allant de l'un à l'autre, offrant des rafraîchissements. Mais, en la regardant mieux, quelque chose me gêna dans son visage, comme une fausse sonorité intérieure.
Je me frottai machinalement les yeux.
- Qu'as-tu tout à coup ? me demanda mon ami. Tu as changé d'expression.
- Ce n'est rien, dis-je, je t'expliquerai plus tard. Je chassai de mon esprit l'impression désagréable. Reine avait retrouvé son éclat.
J'avais déjà entendu parler, sans m'y intéresser vraiment, de cette étrange manifestation, à peu de chose près de même nature que l'aura, qu'on appelle le "masque agissant". Il varie selon l'état psychique de l'être dont il représente l'avenir proche. De même que le son va moins vite que la lumière et que le tonnerre vient après l'éclair, quand nous amorçons une réalisation dans notre existence, c'est après-coup. Nous "réalisons" ce qui a déjà eu lieu. Autrement dit, nous vivons sur du "déjà accompli".
Le jour où je m'entretins de cela avec mon ami, il s'en irrita. - Tu fais de la schizophrénie, me dit-il. Moi j'ai beau regarder vivre Reine, je ne peux en déduire qu'une chose: elle est heureuse.
- Je suis sûr que quelque chose d'inattendu la menace. L'aspect particulier de son visage ne trompe pas.
- Que veux-tu qui la menace ? Un accident ?
- Ou une maladie. Je ne sais pas encore. Impressionné quand même par mon insistance, mon ami fit subir à sa fille tout ce qu'a pu imaginer la médecine comme radios, analyses, etc.
- Elle est en parfaite santé, me dit-il enfin. C'est toi que je vais soigner. Ce n'est pas étonnant que tu t'inquiètes. Reine vient de changer de vie et cela déclenche certainement des bouleversements en elle. Du reste, depuis sa naissance tu l'as couvée, t'affolant au moindre bobo. Avoue-le ! Tu as une imagination suspecte.
Je ne protestai plus. Pourquoi faire ? Les mots sont lettre morte bien que faciles à grouper pour convaincre. La vraie preuve de ce que l'on soupçonne sans parvenir à le démontrer, ne peut être finalement fournie que par la vie. La vie, on la comprend ou on ne la comprend pas. Peu importe puisque, d'une façon ou d'une autre, elle s'impose à tel titre qu'on ne peut plus discuter. Et, Dieu sait si elle réserve d'étranges surprises aux sceptiques ! Ne possédant aucune des données scientifiques qui tapissaient le cerveau de mon ami, je ne pouvais donc que m'en tenir à l'irraisonné de l'intuition.
Même lorsque les êtres évoluaient en d'identiques occupations sociales, aux mêmes couches de la société, je les voyais, moi, se mouvoir en des couches d'existences différentes. Car il y a une généalogie de la vie comme des profondeurs du sol. Et, semblables au sol qui se transforme sans cesse, bien qu'insensiblement, sous nos pieds, les êtres se transformaient insensiblement aussi dans leur existence sous-jacente. J'aurais aimé pouvoir indiquer à chacun sa minéralogie psychique afin qu'il connût le point idéal sur lequel il devrait diriger son attention pour une parfaite harmonie.
Il n'est rien au monde de plus obstiné que le chercheur désintéressé. Or, ce qui m'avait frappé sur la personne de Reine, et fait présager un malheur, existait forcément chez les autres. Simplement, je ne l'avais pas remarqué parce que je n'y avais pas été sensibilisé par excès d'affection.
Une attention ne pourrait que servir mes fins. Aussi me mêlai-je pendant des heures aux foules afin d'observer les gens sans qu'ils s'en aperçoivent.
Je remarquai alors que le "masque agissant" n'était perceptible que sur ceux dont l'état moral ou physique se trouvait perturbé.
Placé à quelques millimètres du visage de chair pour lequel il jouait le rôle de visage "avancé", il le révélait totalement.
Un visage normal pouvait camoufler son expression tandis que le "masque agissant", plus subtil, ne se pliait pas à la volonté de son personnage. Manifestement il représentait le prototype de l'être dans sa vérité. Il était le concentré du coeur, du corps, de l'esprit, même de la silhouette. De sorte qu'il en exprimait le devenir inéluctable.
Chez les inconscients, les inertes, les brutes, le masque restait identique au visage, collé en épaisseur à la chair. Il n'y ajoutait ni n'en retranchait rien.
Tandis que chez les cérébraux et les sensitifs, il se montrât souple, malléable, actif, et se maintenait un peu en avant du visage dont il transformait ou corrigeait l'expression lorsque les traits ne correspondaient plus à la pensée.
Je pouvais donc partager mon classement en deux catégories: les gens dont le "masque agissant" adhérait totalement à la chair jusqu'à s'y confondre, donc à y perdre son existence propre, et ceux, diamétralement opposés, où c'était la chair qui s'évadât de sa lourdeur pour s'-unir à l'état fluidique du masque, capable de le représenter dans sa valeur intrinsèque.
Comment protéger un être quand on ignore la nature du danger qui le menace ? Chaque fois que je revoyais Reine, son visage me paraissait plus flou et plus gris. Je ne savais pas qu'il me faudrait vivre encore des années avant de connaître les divers moyens de protection qu'on peut employer, tant contre un destin que contre de mauvaises influences, pour soi et pour les autres.
Le temps passait. La menace ne se concrétisait pas, Reine vivait joyeusement dans le scintillement de son bonheur tout neuf. Et je finis par me convaincre que j'avais été victime de mon imagination. Je ne ris donc plus la moindre allusion à ce problème.
Huit mois plus tard - il était deux heures du matin - je vis arriver chez moi mon ami, si hagard, si bouleversé que j'eus peine à le reconnaître.
- Reine, me dit-il en bégayant, Reine, elle est perdue. Tu avais vu juste avec la menace.
- Un accident ?
- Non, nous venions de dîner tous ensemble hier soir quand elle a eu un brusque vomissement de sang que rien n'avait pu prévoir.
L'hémoptysie a duré près d'une heure. Aucun coagulant ne l'arrêtait. Je croyais devenir fou à voir cette petite se vider ainsi.
- Elle est à l'hôpital ?
- On l'y a transportée d'urgence. Tu penses bien que rien n'a été épargné des médications possibles. Mais elle est encore dans le coma.
- Tu as demandé une consultation ?
- Le Professeur H. s'est dérangé en personne. Tu sais qu'il est notre plus grand physiologiste. Il s'est emporté contre moi, fou de rage. Il m'a dit que Reine était dans les conditions d'un grand tuberculeux jamais soigné depuis dix ans.
- Tu lui as montré les radios ?
- Bien sûr ! Et les tomos. Heureusement que tu m'avais obligé à les faire.
- Qu'a dit le Professeur ?
- Il ne comprend plus. Il étudie le cas. Il ne m'a pas caché que cela sort des normes habituelles. La vraie médecine ne peut rien. Nous n'avons que des palliatifs.
- La "vraie médecine" ? dis-je, pensif.
- Je suis sûr que, toi, tu peux faire quelque chose. Nous sommes prêts à tout essayer. Je t'en supplie, sauve-la moi !
- Puis-je venir avec toi à l'hôpital ?
- Si tu veux. Son mari est auprès d'elle. Alors, pour l'amour du Ciel, qu'il ne se doute de rien. S'il imaginait...
- Que nous sommes prêts à la guérir par tous les moyens, il serait scandalisé ?
- Peu importe. Viens. Reine était étendue, raide et très pâle, sur ce lit d'hôpital. J'étais si
bouleversé que rien ne me vint à l'esprit, à dire ou à faire. Je restais là, debout, près d'elle, hébété sous les regards hostiles du mari.
- Ne perdons pas de temps, dis-je à mon ami, je lui serai plus utile de loin que de près.
- Le professeur H. déclare que si nous venions à la garder seulement trois jours en vie, nous aurions franchi un cap. Essaie ! Elle t'aimait tant. Rappelle-toi: quand elle était petite et qu'elle avait du chagrin elle n'acceptait que toi pour la consoler.
- Je donnerais volontiers ma vie pour elle, dis-je. Tiens-moi au courant de la moindre fluctuation.