La suggestion à distance
Un jeune médecin, nommé plus tard professeur au Collège de France, Pierre Janet, se fait pourtant le défenseur de l'hypnose. Il va mettre en évidence ce qu'il appelle la « suggestion mentale ».
Invité par le docteur Gibert à étudier le cas d'une jeune paysanne, Léonie, qui peut être hypnotisée à distance, Janet se livre avec lui à plus de vingt-deux expériences de ce genre :
« Voici les précautions qui nous ont guidés dans ces essais :
1° L'heure exacte de l'action à distance est tirée au sort.
2° Elle n'est communiquée à M. Gibert que quelques minutes avant le terme, et aussitôt les membres de la commission se rendent au pavillon où habite le sujet.
3° Ni le sujet, ni aucun habitant du pavillon situé à près d'un kilomètre de distance, n'a connaissance de l'heure exacte, ni même du genre de l'expérience qui doit avoir lieu.
Pour éviter la suggestion involontaire, ni nous, ni aucun de ces messieurs n'entrent dans le pavillon pour vérifier le sommeil.
On décide de faire l'expérience de Cagliostro : endormir le sujet de loin et le faire venir à travers la ville. Il était 8 heures et demie du soir, M. Gibert consent. On tire l'heure exacte au sort. L'action mentale devait commencer à 9 heures moins 5 et durer jusqu'à 9 h 10. En ce moment, il n'y avait personne au pavillon, sauf Mme B... et la cuisinière, qui ne s'attendaient à aucune tentative de notre part. Personne n'est allé au pavillon.
Profitant de cette absence, les deux femmes étaient entrées dans le salon, et s'amusaient à "jouer au piano". Nous arrivons dans les environs du pavillon à 9 heures passées. Silence.
La rue est déserte. Sans faire le moindre bruit, nous nous divisons en deux parties pour surveiller la maison à distance.
A 9 h 25, je vois une ombre apparaître à la porte du jardin. C'était elle. Je m'enfonce dans un coin pour entendre sans être remarqué.
Mais je n'entends plus rien : la somnambule, après être restée une minute à la porte, s'était retirée dans le jardin.
(A ce moment M. Gibert n'agissait plus ; à force de concentrer sa pensée, il a eu une sorte de syncope ou d'assoupissement qui dura jusqu'à 9 h 35.)
A 9 h 30, la somnambule reparaît de nouveau sur le seuil de la porte, et cette fois-ci elle se précipite sans hésiter dans la rue, avec l'empressement d'une personne qui est en retard et qui doit absolument atteindre son but. Ces messieurs qui se trouvaient sur sa route n'ont pas eu le temps de nous prévenir, M. le docteur Myers et moi. Mais ayant entendu des pas précipités, nous nous mîmes à suivre la somnambule qui ne voyait rien autour d'elle, ou au moins ne nous a pas reconnus.
Arrivée rue du Bard, elle commença à chanceler, s'arrêta un moment et faillit tomber.
Tout à coup, elle reprend vivement sa marche. Il était 9 h 35. (En ce moment M. Gibert, revenu à lui, recommença l'action.) La somnambule marchait vite, sans s'inquiéter de l'entourage.
En dix minutes, nous étions tout près de la maison de M. Gibert, lorsque celui-ci, croyant l'expérience manquée et étonné de ne pas nous voir de retour, sort à notre rencontre et se croise avec la somnambule, qui garde toujours les yeux fermés.
Elle ne le reconnaît pas. Absorbée dans sa mono-manie hypnotique, elle se précipite dans l'escalier, suivie par nous tous. M. Gibert voulut entrer dans son cabinet, mais je le prends par la main et je le mène dans une chambre opposée à la sienne.
La somnambule, très agitée, cherche partout. Elle se heurte contre nous, ne sentant rien ; elle entre dans le cabinet, tâte les meubles en répétant d'un ton désolé :
− Où est-il? Où est-il, M. Gibert ?
Pendant ce temps, le magnétiseur reste assis et courbé sans faire le moindre mouvement. Elle entre dans la chambre, elle le touche presque en passant, mais son excitation l'empêche de le reconnaître. Elle s'élance encore une fois dans d'autres chambres. C'est alors que M. Gibert a eu l'idée de l'attirer mentalement, et, à la suite de
cette volonté ou par simple coïncidence, elle revient sur ses pas et l'attrape par les mains.
A ce moment, une joie folle s'empare d'elle. Elle saute sur le canapé comme une enfant et frappe des mains en criant :
− Vous voilà ! Vous voilà enfin ! Ah ! Comme je suis contente. » C'est le professeur Ochorowicz, de l'université de Lemberg, qui nous rapporte cette expérience, l'une des
premières auxquelles participe Janet.
Ce dernier en publie les résultats en 1885 : sur vingt-deux expériences, seize ont parfaitement réussi. Il déclare :
« Devons-nous croire que seize fois, il y a eu coïncidence presque absolue ? Cette coïncidence est peu raisonnable.
Y a-t-il eu à certains moments suggestion involontaire de notre part ? Tout ce que je puis dire − et je le dis avec la plus parfaite sincérité –, c'est que nous avons pris toutes les précautions possibles pour éviter que cela ne se produisît. Notre seule conclusion ne peut être que la suivante : ces phénomènes devraient être reproduits et étudiés. »
Pourtant, après deux années de remous, le silence retombe sur ces expériences. Janet s'attache plus particulièrement à étudier l'hypnose comme « médecine psychologique ». On peut dire qu'il est l'un des précurseurs de la médecine psychosomatique.
Le célèbre physiologiste Charles Richet, lauréat du prix Nobel, étudiait déjà la suggestion à distance depuis 1873. Il va continuer les expériences de Gibert et de Janet sur Léonie, puis il abandonne ces travaux lorsqu'il découvre ce qui deviendra plus tard le principal outil de recherche de la parapsychologie : l'application des statistiques et des probabilités aux expériences paranormales réalisées à l'état de veille.
Pourquoi s'être détourné de l'hypnose ? Sans doute à cause de la lourdeur du procédé et de l'opposition qu'il rencontra en s'intéressant au paranormal. Cette opposition est, comme le fait remarquer John W. Campbell, de nature démocratique : la société se refuse à admettre que tous les hommes ne sont pas égaux. Sous hypnose, un sujet sur cent se révélait doué de facultés paranormales. En étudiant plutôt des sujets normaux à l'état de veille, il n'avait plus à combattre les détracteurs de l'hypnose et pensait pouvoir démontrer ainsi de façon irréfutable l'existence de la télépathie, voire d'autres facultés parapsychologiques existant de façon latente chez tout individu. Richet lui-même avait quelquefois des rêves prémonitoires et pensait que « ce sont peut-être les premières étapes d'une évolution humaine progressive ».
C'est sur cette voie que va s'engager la parapsychologie.
Un jeune médecin, nommé plus tard professeur au Collège de France, Pierre Janet, se fait pourtant le défenseur de l'hypnose. Il va mettre en évidence ce qu'il appelle la « suggestion mentale ».
Invité par le docteur Gibert à étudier le cas d'une jeune paysanne, Léonie, qui peut être hypnotisée à distance, Janet se livre avec lui à plus de vingt-deux expériences de ce genre :
« Voici les précautions qui nous ont guidés dans ces essais :
1° L'heure exacte de l'action à distance est tirée au sort.
2° Elle n'est communiquée à M. Gibert que quelques minutes avant le terme, et aussitôt les membres de la commission se rendent au pavillon où habite le sujet.
3° Ni le sujet, ni aucun habitant du pavillon situé à près d'un kilomètre de distance, n'a connaissance de l'heure exacte, ni même du genre de l'expérience qui doit avoir lieu.
Pour éviter la suggestion involontaire, ni nous, ni aucun de ces messieurs n'entrent dans le pavillon pour vérifier le sommeil.
On décide de faire l'expérience de Cagliostro : endormir le sujet de loin et le faire venir à travers la ville. Il était 8 heures et demie du soir, M. Gibert consent. On tire l'heure exacte au sort. L'action mentale devait commencer à 9 heures moins 5 et durer jusqu'à 9 h 10. En ce moment, il n'y avait personne au pavillon, sauf Mme B... et la cuisinière, qui ne s'attendaient à aucune tentative de notre part. Personne n'est allé au pavillon.
Profitant de cette absence, les deux femmes étaient entrées dans le salon, et s'amusaient à "jouer au piano". Nous arrivons dans les environs du pavillon à 9 heures passées. Silence.
La rue est déserte. Sans faire le moindre bruit, nous nous divisons en deux parties pour surveiller la maison à distance.
A 9 h 25, je vois une ombre apparaître à la porte du jardin. C'était elle. Je m'enfonce dans un coin pour entendre sans être remarqué.
Mais je n'entends plus rien : la somnambule, après être restée une minute à la porte, s'était retirée dans le jardin.
(A ce moment M. Gibert n'agissait plus ; à force de concentrer sa pensée, il a eu une sorte de syncope ou d'assoupissement qui dura jusqu'à 9 h 35.)
A 9 h 30, la somnambule reparaît de nouveau sur le seuil de la porte, et cette fois-ci elle se précipite sans hésiter dans la rue, avec l'empressement d'une personne qui est en retard et qui doit absolument atteindre son but. Ces messieurs qui se trouvaient sur sa route n'ont pas eu le temps de nous prévenir, M. le docteur Myers et moi. Mais ayant entendu des pas précipités, nous nous mîmes à suivre la somnambule qui ne voyait rien autour d'elle, ou au moins ne nous a pas reconnus.
Arrivée rue du Bard, elle commença à chanceler, s'arrêta un moment et faillit tomber.
Tout à coup, elle reprend vivement sa marche. Il était 9 h 35. (En ce moment M. Gibert, revenu à lui, recommença l'action.) La somnambule marchait vite, sans s'inquiéter de l'entourage.
En dix minutes, nous étions tout près de la maison de M. Gibert, lorsque celui-ci, croyant l'expérience manquée et étonné de ne pas nous voir de retour, sort à notre rencontre et se croise avec la somnambule, qui garde toujours les yeux fermés.
Elle ne le reconnaît pas. Absorbée dans sa mono-manie hypnotique, elle se précipite dans l'escalier, suivie par nous tous. M. Gibert voulut entrer dans son cabinet, mais je le prends par la main et je le mène dans une chambre opposée à la sienne.
La somnambule, très agitée, cherche partout. Elle se heurte contre nous, ne sentant rien ; elle entre dans le cabinet, tâte les meubles en répétant d'un ton désolé :
− Où est-il? Où est-il, M. Gibert ?
Pendant ce temps, le magnétiseur reste assis et courbé sans faire le moindre mouvement. Elle entre dans la chambre, elle le touche presque en passant, mais son excitation l'empêche de le reconnaître. Elle s'élance encore une fois dans d'autres chambres. C'est alors que M. Gibert a eu l'idée de l'attirer mentalement, et, à la suite de
cette volonté ou par simple coïncidence, elle revient sur ses pas et l'attrape par les mains.
A ce moment, une joie folle s'empare d'elle. Elle saute sur le canapé comme une enfant et frappe des mains en criant :
− Vous voilà ! Vous voilà enfin ! Ah ! Comme je suis contente. » C'est le professeur Ochorowicz, de l'université de Lemberg, qui nous rapporte cette expérience, l'une des
premières auxquelles participe Janet.
Ce dernier en publie les résultats en 1885 : sur vingt-deux expériences, seize ont parfaitement réussi. Il déclare :
« Devons-nous croire que seize fois, il y a eu coïncidence presque absolue ? Cette coïncidence est peu raisonnable.
Y a-t-il eu à certains moments suggestion involontaire de notre part ? Tout ce que je puis dire − et je le dis avec la plus parfaite sincérité –, c'est que nous avons pris toutes les précautions possibles pour éviter que cela ne se produisît. Notre seule conclusion ne peut être que la suivante : ces phénomènes devraient être reproduits et étudiés. »
Pourtant, après deux années de remous, le silence retombe sur ces expériences. Janet s'attache plus particulièrement à étudier l'hypnose comme « médecine psychologique ». On peut dire qu'il est l'un des précurseurs de la médecine psychosomatique.
Le célèbre physiologiste Charles Richet, lauréat du prix Nobel, étudiait déjà la suggestion à distance depuis 1873. Il va continuer les expériences de Gibert et de Janet sur Léonie, puis il abandonne ces travaux lorsqu'il découvre ce qui deviendra plus tard le principal outil de recherche de la parapsychologie : l'application des statistiques et des probabilités aux expériences paranormales réalisées à l'état de veille.
Pourquoi s'être détourné de l'hypnose ? Sans doute à cause de la lourdeur du procédé et de l'opposition qu'il rencontra en s'intéressant au paranormal. Cette opposition est, comme le fait remarquer John W. Campbell, de nature démocratique : la société se refuse à admettre que tous les hommes ne sont pas égaux. Sous hypnose, un sujet sur cent se révélait doué de facultés paranormales. En étudiant plutôt des sujets normaux à l'état de veille, il n'avait plus à combattre les détracteurs de l'hypnose et pensait pouvoir démontrer ainsi de façon irréfutable l'existence de la télépathie, voire d'autres facultés parapsychologiques existant de façon latente chez tout individu. Richet lui-même avait quelquefois des rêves prémonitoires et pensait que « ce sont peut-être les premières étapes d'une évolution humaine progressive ».
C'est sur cette voie que va s'engager la parapsychologie.